Soundtrack to a coup d’État, une œuvre d’art sur le néocolonialisme et la résistance (2025)

Avec Soundtrack to a coup d’État, le réalisateur Johan Grimonprez réalise un documentaire bluffant sur la mutinerie du Sud dans les années 1950 et 1960 et sur l’assassinat de Patrice Lumumba. Musique et politique se livrent à un dialogue sulfureux dans un film ingénieusement construit sur le rythme et les sonorités du jazz. Entretien avec le réalisateur Johan Grimonprez.

Pourquoi avez-vous voulu raconter cette histoire ?

Johan Grimonprez. L’histoire de l’indépendance du Congo et de l’assassinat de Patrice Lumumba (1er Premier ministre du Congo indépendant) est souvent racontée sous le même angle. J’ai eu la chance d’avoir accès aux archives des proches de Lumumba, ainsi qu’à celles des personnes impliquées dans le coup d’État. J’ai découvert de nombreuses histoires inédites. Le film m’a également permis d’apprendre énormément de choses, car ici à l’école, je n’avais rien appris du tout à ce sujet.

Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu...
Avec cet implacable documentaire, Johan Grimonprez propose une étude minutieuse et très étoffée du contexte politique et culturel qui encadre l’Indépendance du Congo belge en 1960, ainsi que d’autres pays centrafricains. Les événements abordés sont le résultat de luttes acharnées en faveur de la décolonisation, et des machinations politiques les plus inouïes, notamment entre les États-Unis et la monarchie belge, par l’instrumentalisation de la culture, des personnes et de l’opinion publique. Johan Grimonprez s’attache à représenter ces rapports de force avec une grande précision, au moyen d’une formule cinématographique riche et singulière.

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Vous êtes tombé des nues plus d’une fois pendant le tournage du film ?

Johan Grimonprez. Dans les archives de l’Université de Columbia, j’ai trouvé une interview audio de William Burden, qui était en poste à Bruxelles en tant qu’ambassadeur des États- Unis et espionnait pour la CIA. À un moment, il dit : « Lumumba est une si mauvaise nouvelle pour nous qu’il est évident que nous nous dirigeons vers un assassinat politique. » L’ambassadeur des États-Unis déclare que Lumumba doit être éliminé ! Ce témoignage contredit évidemment les déclarations du président Eisenhower qui, à la même époque, affirmait que chaque pays devait être libre, sans influence extérieure.

Qui était Patrice Lumumba ?

Pourquoi Lumumba devait-il absolument être évincé ?

Johan Grimonprez. À cause des richesses qui se trouvaient au Congo et qui, soit dit en passant, s’y trouvent toujours : l’ivoire, le café, le caoutchouc et, plus tard, le cuivre, les diamants et l’or. Pendant la guerre froide, les réserves d’uranium sont devenues essentielles pour les États-Unis pour la production d’armes nucléaires.

Le Congo était et reste un pays incroyablement riche, mais les Congolais eux-mêmes n’avaient aucun droit sur cette richesse. C’est exactement ce que Lumumba voulait changer. Les États-Unis et la Belgique étaient prêts à tout pour stopper le mouvement indépendantiste de Lumumba et conserver le contrôle des minerais stratégiques.

Dans votre film, vous utilisez une célèbre métaphore du philosophe panafricain, combattant de la liberté et révolutionnaire Frantz Fanon.

Johan Grimonprez. « L’Afrique a la forme d’un revolver dont la gâchette se trouve au Congo », disait Fanon. « Si cet élément explosif se déclenche, c’est toute l’Afrique qui explose. » Ce revolver africain pouvait tirer dans deux directions.

Si le Congo, au centre de l’Afrique, avait pu se développer de manière autonome sous la direction d’un nationaliste progressiste comme Lumumba et rejoindre le panafricanisme de Kwame Nkrumah (Ghana) et de Sékou Touré (Guinée), cela aurait considérablement renforcé le mouvement d’indépendance.

Mais il est devenu un revolver tirant dans la direction opposée. Non seulement un Premier ministre démocratiquement élu a été assassiné, mais toute une dynamique du continent africain a été étouffée dans l’œuf.

Vous avez choisi la 15e Assemblée générale des Nations unies comme cadre du film. Ce n’est pas une coïncidence.

Johan Grimonprez. Pour la première fois, 16 pays africains indépendants rejoignent l’Assemblée générale des Nations unies. Leur plus grand nombre leur donne la majorité des voix. Un véritable glissement de terrain politique : le Sud gagne en pouvoir de décision, ce qui provoque une résistance en Occident, notamment de la part des États-Unis.

Au cours de ce sommet, le dirigeant soviétique de l’époque, Nikita Khrouchtchev, enlève sa chaussure et la tape sur la table avec colère.

Johan Grimonprez. Je connaissais l’incident de la chaussure, mais je ne savais pas qu’il avait un rapport avec la Belgique et le Congo. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert que ce geste de Khrouchtchev était une protestation contre le coup d’État contre Lumumba. Il en parle dans ses mémoires audio, que j’ai reçues de son fils Sergei. Elles n’avaient jamais été publiées comme source historique, car il n’existe aucune image de l’incident de la chaussure. Khrouchtchev a appris le coup d’État de Mobutu le 14 septembre 1960, alors qu’il se rendait en bateau au sommet des Nations unies à New York. Il a réécrit son discours pour critiquer vivement la mainmise de l’Occident sur l’Afrique.

Il a mis à l’ordre du jour la résolution 1514 sur la « décolonisation », qui appelle à l’indépendance des pays et des peuples colonisés. Il a tenté de se rapprocher des pays asiatiques et africains non alignés et a forcé l’Occident à se prononcer. Il pouvait soit voter pour, soit ouvertement prendre parti contre la décolonisation. Les États-Unis et la Belgique se sont abstenus, mais la résolution a été adoptée, apportant espoir et solidarité.

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Un sentiment qui n’a été que de courte durée ?

Johan Grimonprez. La résolution a mis le feu aux poudres : la décolonisation a commencé. Au Congo, cependant, la guerre contre l’indépendance s’est poursuivie. Le 10 juillet, 10 000 soldats belges sont envoyés au Congo, et avec leur soutien, lʼhomme dʼaffaires et futur Premier ministre Moïse Tshombe proclame l’indépendance de la province du Katanga. Patrice Lumumba est assigné à résidence par Mobutu, remis à Tshombe et assassiné le 17 janvier.

Quatre ans plus tard, Frédéric Vandewalle, ancien chef de la sécurité de l’État, a fait appel à 800 mercenaires blancs pour réprimer dans le sang la révolution Simba dans l’est du Congo. Bien que l’ONU interdise toute ingérence étrangère, la Belgique assurait ainsi ses intérêts économiques. Paul-Henri Spaak, alors secrétaire général de l’Otan, a menti à ce sujet devant le Conseil de sécurité des Nations unies et Dag Hammarskjöld, secrétaire général des Nations unies, a fermé les yeux. L’assassinat de Lumumba est le Ground Zero, le point de départ de l’attitude à venir de l’Occident vis-à-vis du Congo et du Sud. En paroles, pro-indépendance, en actes, néocolonialisme.

Dans le film, vous donnez la parole à Andrée Blouin, que j’ai appris à connaître grâce à votre film.

Johan Grimonprez. Blouin est passée à la trappe de l’histoire alors que son parcours est fascinant. Elle a commencé à militer lors de la lutte pour l’indépendance de la Guinée-Bissau. Elle a rencontré des dirigeants tels que Kwame Nkrumah, le premier Premier ministre du Ghana, et est devenue une ardente défenseuse du panafricanisme. En 1960, elle est partie pour le Congo, où elle a rapidement créé une organisation de défense des droits des femmes forte de 45 000 membres.

Comme nous ne trouvions pas beaucoup d’informations sur elle, nous avons recherché sa famille. Grâce à eux, nous avons obtenu un matériel précieux : ses mémoires, des photographies et un film non développé que nous avons fait développer à Bruxelles. C’était très spécial : des images d’elle, une enfant de deux ans, avec sa mère à Léopoldville (aujourdʼhui Kinshasa). Nous avons incorporé ces images dans le film pour contraster avec la dure réalité historique. Pour moi, ces images intimes de familles vivant au milieu d’un récit politique plus vaste sont comme un battement de cœur qui reflète le pouls de l’histoire.

La tension politique entre la décolonisation et le néocolonialisme se ressent également dans la musique que vous utilisez.

Johan Grimonprez. La musique joue un rôle clé, non seulement en tant qu’expression artistique, mais aussi, historiquement, en tant qu’instrument politique. D’un côté, il y avait les ambassadeurs du jazz, utilisés par le département des Affaires extérieures américain comme outil de propagande pour gagner les pays du Sud, la « guerre cool » au lieu de la « guerre froide », en quelque sorte. Par exemple, Louis Armstrong a été envoyé au Congo en novembre 1960 en tant qu’ambassadeur du jazz noir, mais ce concert faisait en réalité partie d’une opération de la CIA menée dans le dos d’Armstrong pour éliminer Lumumba.

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Vous présentez également la musique comme instrument de résistance.

Johan Grimonprez. Dans les archives, j’ai découvert qu’Abbey Lincoln et Max Roach ont sorti l’album de jazz avant-gardiste « We Insist! Freedom Now ». Cette oeuvre emblématique évoque l’esclavage, le colonialisme et la fierté de ceux et celles qui ont lutté contre l’oppression raciale et coloniale, du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Par exemple, « T ears for Johannesburg » a été inspiré par le massacre de Sharpeville (massacre raciste commis par des policiers contre des civils noirs en Afrique du Sud en 1960). Cet album est très militant.

J’ai trouvé dans les archives de la BRT (ancêtre de la VRT ) des images particulièrement frappantes d’un enregistrement en direct de 1964. De manière schizophrène, la télévision belge diffusait un réquisitoire contre le colonialisme au moment même où les soldats et mercenaires belges commettaient des massacres au Congo.

Nina Simone, Miriam Makeba, John Coltrane, Archie Shepp sont aussi présents.

Johan Grimonprez. Le jazz était plus qu’une culture, c’était une arme dans la lutte pour l’égalité des droits. Il reste un élément important du mouvement pour les droits civiques. Les musiciens, mais aussi les écrivains, les poètes et les acteurs de la culture américaine se sont levés contre la ségrégation aux États-Unis et contre le colonialisme en Afrique.

Dans votre film, vous montrez clairement que l’exploitation du Congo n’appartient pas au passé, mais qu’elle se poursuit.

Johan Grimonprez. Seuls les visages ont changé. Les « Union Minière » d’autrefois sont aujourd’hui Umicore, Tesla et Apple. Dans les années 1960, c’est l’uranium qui était convoité. Aujourd’hui, c’est le lithium et le coltan. Ce film n’est donc pas une histoire du passé. On ne peut pas raconter l’assassinat de Lumumba sans le relier au présent. La situation dans l’est du Congo est peut-être encore pire aujourd’hui : l’exploitation de minerais tels que l’or et le coltan est directement liée à la violence à l’égard des femmes. Le viol est utilisé comme une arme de guerre pour faire fuir les gens. L’hôpital Panzi de Dennis Mukwege a déjà enregistré 80 000 femmes violées ces dernières années, soit environ une femme sur dix dans la région.

Un moment frappant du film est la séquence où Ambroise Boimbo attrape brièvement l’épée du roi Baudouin. Une métaphore du rôle de la Belgique ?

Johan Grimonprez. Le 29 juin, Baudouin défile dans les rues de la Léopoldville et, soudain, un homme s’empare de son épée. Cela n’a pas duré longtemps, mais pour beaucoup de Congolais, c’est devenu un symbole d’indépendance. J’amplifie cette tension en combinant le spectacle paternaliste de Baudouin paradant dans Léopoldville comme un pape avec un solo de clarinette basse brut d’Eric Dolphy. Il s’oppose directement au discours de Baudouin sur Léopold II et casse la fanfare coloniale qui l’accompagne. Cela symbolise la critique du paternalisme belge et l’effervescence autour de l’indépendance.

Une histoire trop peu racontée encore aujourd’hui ?

Johan Grimonprez. Quand j’étais jeune, les gravures du Congo des chocolats Jacques nous transmettaient une vision exotique et déformée. L’establishment politique s’est accroché à une vision coloniale. Le Premier ministre Gaston Eyskens a affirmé que la présence belge au Congo était une « œuvre civilisatrice au profit d’un peuple moins développé » et qu’elle n’était « ni colonialiste ni impérialiste ». Les atrocités étaient passées sous silence. L’empire du silence. Aujourd’hui encore, à vrai dire, on parle de ce que Léopold II a fait, mais on passe sous silence ce qui s’est passé par la suite et ce qui se passe encore aujourd’hui.

Nous devons continuer à raconter cette histoire. Tout comme nous devons continuer à souligner que l’Afrique n’est pas un spectateur passif. La quête de la coopération africaine, du rêve panafricain, est bien vivante. Une connaissance africaine m’a dit : « Ce film est spécial parce que notre continent est actuellement à la croisée des chemins et parce que nous avons l’occasion de retrouver ce rêve (panafricain). J’espère vraiment que le film sera diffusé dans tous les pays du continent. » Le fait que le film fasse écho à ce qui se passe encore aujourd’hui est l’un des meilleurs compliments que j’ai reçus.

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Author: Reed Wilderman

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Name: Reed Wilderman

Birthday: 1992-06-14

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Job: Technology Engineer

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